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Le temps des Avelines

Le temps des Avelines


Une fête sur les hauteurs - Christian Bobin

Publié par Tinuviel sur 4 Mai 2012, 17:35pm

Catégories : #MOTS DES AUTRES



Elle vous dit : la maison est sur les hauteurs, perdue dans les bois. Suivez-moi. Conduisez doucement car le chemin est mauvais. Elle est devant, seule dans sa voiture. Vous, vous êtes derrière, dans une autre voiture.

La route c’est une route du midi de la France, l’heure c’est loin dans la nuit. Le ciel est noir et bleu. Une cendre bleuie avec des étoiles grésillant par-dessous, attisées par un vent insensé, violent, un vent fou furieux.

 

Vous quittez bientôt la route pour un chemin en pente, un chemin de misère qui tutoie les étoiles. Enfin la maison, massive, serrée à ses flancs par les chiens du vent fou. Vous y entrez pour y trouver aussitôt une fraîcheur et une amitié. La fraîcheur c’est celle des vieilles pierres, des escaliers en bois, des pièces creuses et rondes comme un ventre, comme une fable. L’amitié c’est celle d’une parole, la parole de cette jeune femme qui vous donne asile pour cette nuit. Elle vous parle d’elle c’est-à-dire de ceux qu’elle aime.

Nous sommes faits de cela, nous ne sommes faits que de ceux que nous aimons et de rien d’autre.

Si retranchée soit notre vie, perdue sur les hauteurs brûlées de vent, elle n’est jamais si proche que dans une poignée de visages aimés, que dans cette pensée qui va vers eux, dans ce souffle d’eux à nous, de nous à eux.

 

Elle parle et vous écoutez ce gravier d’étoiles crissant dedans sa voix. Vous êtes à plusieurs centaines de kilomètres de chez vous et pourtant vous êtes là, dans cette parole aimante, tranquillement aimante, doucement aimante, oui vous êtes dans ce genre de parole comme chez vous, sur vos terres. Elle est là votre maison – sans pierres, sans portes ni fenêtres, là, sur les hauteurs d’une parole battue d’amour, blanchie par un vent d’amour pur. Vous écoutez en regardant ces murs, ces objets et ces meubles.

 

Vous ne bougez que peu de chez vous, et quand vous en sortez c’est pour être en proie à cet étonnement des autres, la vie des autres, leurs soucis, leurs attentes, comment ils mangent et de quoi ils meurent, comment ils travaillent et de quoi ils rêvent, ce qu’ils mettent dans leur maison et ce qu’ils en rejettent, comment ils font avec la vie qui passe, qui passe.

La maison de ce soir est simple, rude dans son apparence, on dirait une maison bâtie pour le vent, élevée pour le confort du vent qui siffle à travers les pierres, chante aux fenêtres, rôde comme un chat dans les couloirs.

 

La jeune femme devine votre pensée. Elle vous dit : c’est vrai qu’elle est belle, cette maison. Elle a trouvé sa vraie beauté un soir d’été comme celui-ci, il y a bien longtemps, dans la pièce à côté. La mort était là, dans cette chambre, et au centre de la mort, ma mère, si vieille alors, si fatiguée. Un dernier effort et elle avait enfin touché au repos, ce repos dont nous ne savons rien que la frayeur qu’il nous donne, ce repos des mains à jamais vides et du cœur ouvert comme une noix sous la dent d’une bête.

C’était ma mère qui était là, dormante dessous la vie, et ce n’était plus ma mère, je ne saurais trop vous expliquer. Ma mère c’était le fond de mon cœur – et voilà que le fond cédait et que mon cœur tombait, sans rien qui le retienne. Je croyais vaguement à Dieu, à l’époque. J’y croyais comme on croit au printemps devant la douceur d’un lilas, la délicieuse délicatesse d’une lumière.

 

Mais vous savez : on croit en Dieu quand ça va bien et quand ça va mal on ne croit plus à rien, on a peur, on est malade de peur, on cherche la sortie, vous comprenez, c’est ça, on cherche une issue, n’importe laquelle. Il ne faut pas se raconter d’histoire là-dessus, n’est-ce pas : personne ne croit vraiment en Dieu. Même le Christ a le visage trempé de sueur à l’approche de mourir. Vous voyez, je connais mon Évangile : « Oh Père, écartez de moi cette souffrance ». Allez dans les hôpitaux, écoutez le récit des guerres : ce n’est pas Dieu qu’ils appellent, les soldats en charpie sur les champs de bataille. Ce n’est pas Dieu qu’ils réclament, c’est leur mère.

Là, devant mon cœur en charpie, je ne pouvais appeler ma mère, ça n’aurait servi à rien de l’appeler. Imaginez : un corps immobile et autour, par ondes de plus en plus larges, de moins en moins silencieuses, la lumière d’un matin d’été, les paroles étouffées des adultes (nous étions nombreux ce jour-là, parents et amis en vacances) et enfin les rires des petits enfants, courant dans la maison comme au fond d’une forêt, se cachant et se trouvant, riant de se cacher dans les placards, hurlant d’être trouvés. Nous les laissions aller. Nous ne voulions pas de la tristesse des enfants – qui peut vouloir cela, d’ailleurs. Nous leur avons simplement dit : voilà, la chambre vous est ouverte, ce n’est pas une chambre interdite. Grand-mère vient de mourir. Elle restera ici deux jours, ensuite nous la mettrons en terre. Vous pouvez aller lui dire bonsoir. Si vous ne le souhaitez pas, ce n’est pas grave. Nous savons, nous, adultes, bien plus de choses que vous, mais devant ce qui vient d’arriver nous sommes ignorants, comme vous.

 

Les enfants nous écoutaient, attentivement. Ils ne sont pas entrés dans la chambre au début. Nous, adultes, nous avons peur de la mort, presque aussi peur que de la vie. Et au début les enfants ont pris sur eux de cette peur, de cette gravité qui nous venait soudainement. Ils allaient dans la maison plus lentement, presque calmes. La belle fièvre des vacances ne les a pourtant pas quittés. L’après-midi ils sont sortis comme tous les jours. Et c’est en revenant que cela s’est passé : un retour éclaboussé de rires, de poursuites. Sept, huit enfants, le plus grand dix ans, la plus petite quatre ans, des bras chargés de fleurs des champs, des bleuets surtout, et les voilà qui se précipitent dans la chambre, ouvrent les volets, la petite fille grimpe sur le lit de la morte, les autres lui passent les bleuets et on dispose tout ça en désordre, et on reste longtemps, qui en tailleur sur le lit, qui allongé sur un tapis, on reste une demi-heure, une heure peut-être, à parler des jeux d’hier, de ceux à venir, puis on sort en chantant de la chambre, une légère caresse au visage pétrifié, et ainsi pendant deux jours : des milliers de pas entre les prés, le vent et le lit, des milliers de chemins entre les fleurs, le soleil et le visage enfoncé dans l’oreiller blanc. Même la nuit ils entraient dans la chambre, étouffant leurs rires pour ne pas nous réveiller. Nous nous gardions d’intervenir. C’était la seule intelligence que le chagrin nous laissait : ne surtout pas intervenir. Nous étions intimidés, oui, intimidés par cette noblesse des enfants, cette noblesse élémentaire de leur conduite, cette manière, pardonnez-moi de parler aussi lourdement, cette manière de rester auprès de Dieu, le Dieu ébouriffé des jeux d’été, jusqu’au plus noir de l’ombre. Nous les avons donc laissés inventer cette manière d’aller dans notre peine, cette manière d’y aller comme des étourneaux au ciel d’été, comme la vie dans la vie.

 

Deux jours, ça a duré. Deux jours, deux nuits. Une fête. Une fête comme je n’en avais jamais vu, une fête qui ne salissait pas les larmes, qui n’empêchait pas la douleur, mais une vraie fête, quand même. C’est au deuxième jour que c’est arrivé. C’est la plus petite qui est venue vers nous. Les enfants avaient quitté la table depuis longtemps. Nous goûtions à cette paix des fins de repas, ce plaisir de parler de choses sérieuses, pauvrement sérieuses, frivolement sérieuses – la politique, le travail, vous voyez le genre – et la petite est venue, essoufflée, radieuse : venez vite, grand-mère est en train de sourire. Nous l’avons suivie et nous avons vu : le visage avait changé en deux jours. Il s’était simplifié, presque plus de rides et, au bord des lèvres, comme un fin sourire. Non : j’enlève le « comme » – un vrai sourire, à peine visible, certes, mais c’est toujours comme ça, l’invisible, toujours sur la pointe la plus légère, la plus frêle du visible, à peine perceptible, à hauteur d’enfant, jamais à hauteur d’adulte, jamais. Puis l’enterrement a eu lieu, et une semaine après c’était la fin des vacances.

 

Cette histoire est vieille de cinq ans. Depuis cinq ans cette maison a trouvé sa vraie beauté, sa vraie place dans le vent, sous les étoiles. Depuis cinq ans le vent est ici comme chez lui. Chassé de partout, furieux d’être chassé de partout, il vient ici rejoindre sa paix, son repos, sa maison. Depuis ce jour où une tribu d’enfants a présidé aux funérailles d’une vieille femme, comme ils savent reconduire au ciel un moineau trouvé mort sur la route, avec cette grâce qui leur est propre, qui ne leur vient ni de leur entourage ni de rien de connu au monde, qui leur vient d’où – je me le demande, cinq ans après je me le demande encore.


Christian Bobin

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D
Oups! je viens de me rendre compte grâce à toi que j'avais fait une erreur dans le libellé de mon adresse mail! C'est corrigé.<br /> <br /> Merci encore :)
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D
Les beaux esprits des salons parisiens l'ont surnommé "le ravi de la crèche". Comme tu le sais peut-être en Provence le "ravi" c'est l'idiot du village. Moquerie à laquelle il a répondu dans un de<br /> ses livres il semblerait en écrivant "qu'avec un peu de travail il aurait fait un très bon idiot du village". (de mémoire il faudrait que je vérifie). Si tu aimes ces auteurs qui comme lui savent<br /> non pas embellir mais montrer la beauté ordinaire je te conseille "Célébration du quotidien" de Colette Nys-Mazure. Je retrouve d'ailleurs ce regard-là chez Andrée Sodenkamp ou Gabrielle<br /> Marquet.<br /> <br /> Je viens de jeter un oeil à mes spams au cas où ton mail y aurait été jeté mais rien. Merci d'avoir pris de ton temps pour m'écrire. :)<br /> <br /> Bonne journée Tinuviel
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T
<br /> <br /> "Ravi de la crèche"... quelle suffisance et quel mépris dans cette expression, bien pauvres sont ceux qui l'emploient à mon avis.<br /> Sinon, merci pour tes conseils de lecture. J'avais déjà découvert un peu d'Andrée Sodenkamp grâce à toi, je m'en vais découvrir les autres.<br /> <br /> <br /> Pour ce qui est de mon message, je viens de vérifier, et je l'ai bien envoyé à l'adresse que tu renseignes sur ton chant du Merle... je ne comprends pas. Je te l'ai donc renvoyé, espérant que<br /> cette fois-ci il s'achemine à bon port.<br /> <br /> <br /> <br />
D
Oui je suis totalement d'accord avec toi. Il est tellement incompris cet homme, tellement jugé. Et pourtant, son écriture coule comme l'eau la plus pure...<br /> <br /> Je me suis repliée sur mon second blog, qui est presque un lieu de méditation, en tout cas une sorte de thébaïde. Je serai venue te laisser doucement l'adresse un jour ou l'autre, je n'abandonne<br /> pas les gens que j'aime de ce côté-ci du monde.<br /> <br /> Bises :)
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T
<br /> <br /> Incompris et jugé ? Je ne connais pas bien ce qu'on en dit... j'ignorais cela :-(<br /> <br /> <br /> Sinon, je t'ai écrit hier à partir de ton blog, avant de trouver ton commentaire ici, mais je ne sais pas si tu as reçu mon message.<br /> <br /> <br /> <br />
D
L'un des plus beaux textes de Bobin. Merci Tinuviel :)
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T
<br /> <br /> Heureuse de ton impression, car je trouve que dans ce texte, Bobin touche tellement à l'essentiel, tout en conservant la joie simple du quotidien.<br /> <br /> <br /> J'adore cette pâte qu'il pétrit dans ses mots, ce mélange entre l'indicible de nos questionnements face à notre condition de "mortel", l'indicible de nos ressentis face à ce passage immense, et<br /> ces douces simplicités que sont les fleurs, le rire et les jeux des enfants, la maison qui vit son deuil au jour le jour...<br /> <br /> <br /> J'aime que ce texte parvienne à nous faire sentir que tout cela est inextricablement mêlé, et qu'il n'y a pas de "petites" et de "grandes" choses...<br /> <br /> <br /> Sinon, Désirée, je suis heureuse de ton passage, car je ne retrouvais plus le chemin de ton jardin :-(<br /> <br /> <br /> Je m'en vais de ce pas écouter le chant du Merle :-)<br /> <br /> <br /> <br />

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