Le tango : une pensée triste qui se danse (Ernesto Sabato dans «Tango »)
Je les regarde danser,
Accolés mot à mot, en aparté mouvant,
Émouvant,
Éprouvant,
Coloré, co-leurré,
Au lyrisme cruel.
Envolées dévoilées, .
Exhibées,
Décomplexées,
Déshabillées,
Désinvolte tango qui houle et qui chavire
En langoureux duo sur fonds de désir-dire,
Confessions extatiques,
Noire hermine,
Blanc granit,
Pureté de jais,
Vert-de-gris incertain
Qui chaloupe
Vers le bleu
Espéré
Aspiré,
Vogue vers le turquoise,
Le pers
Qui perd et manque,
Impair et passe... .
Je les regarde danser,
Aérienne harmonie,
Enivrante oraison,
Déhanchement des âmes
- Somptueux d'indécence ! -
Pour dire l'intraduisible,
Qui éclate au soleil
Comme cœur de fruit rouge,
Et tache l'aile blanche
De l'ange
Sur laquelle trébuche
La candeur jaunie.
Je les regarde danser
En fondu enchaîné
Leur parade nuptiale,
Leur idylle idéale,
Entre sombre et lumière.
Et vole, papillonne,
Tournoie au vent le jupon vert,
Vert assorti au tain amer
Du miroir aux étoiles.
Joute frivole,
Indifférence batifole
Des amants synonymes
Qui s'animent,
S'illuminent,
Respirent et se proclament
L'un à l'autre
En notes inspirées.
Litanie éternelle
Qui se lit en sourdine
Au sens dessus-dessous des lignes,
De traits d'union en suspensions,
De demi-mots en demi-tons,
De contrepoints en diapasons.
Chanson double,
Chanson trouble,
Andante staccato,
Hypnotique tempo
Qui se démène,
Se déchaîne
Et enchaîne
Ses accords sibyllins,
Présages en si majeur,
Qui s'offrent,
S'enlacent
Et se délacent,
Au son des battements
D'un orchestre qui joue
Un air de déjà-vu,
De déjà su,
Et annonce, éclatant,
Le glas d'un autre bal.
En ce palais des glaces où résonne l'écho
D'un silence obstiné,
Les rêves en porte-à-faux,
Et les ombres chinoises,
Poupées russes fardées
Qui s'emboîtent sans bruit,
Ont fini par lasser mon cœur qui bat trop simple,
Qui respire trop clair,
Qui parle trop limpide,
Qui aime trop entier.
Agonie consumée
D'un restant d'impossible,
Scorie d'une passion
Qui le temps d'un instant
S'était trompée de quai,
Au train de nos chimères
Harassées.
Épuisée,
Apaisée,
J'effleure mes blessures
Qui déjà se referment,
Libérant mon regard
De son trop-plein de soif.
Malgré nos soliloques
Aux promesses de vent,
Malgré la mélodie
De nos voeux infertiles,
Au creux de nos peut-être
Qui voulaient tant survivre
Au printemps déserté,
Je n'ai pas réussi
À modeler l'absence
Et les cris inutiles
En un autre demain,
Plus riant,
Plus serein,
Allégé
Des mots factices,
Des serments si volages
Et des déroutes vaines
Alors...
D'ici ou de là-bas,
Battant la démesure
Du désir éperdu
Qui sourd de leur tango,
Et l'aveu impudique
De leurs pas cadencés,
Inerte et silencieuse,
Je les regarde
Danser.
Françoise Jeurissen/Tinuviel
Mai 2009