Prisonnier de soi-même...
Mon jardin est clos, entièrement clos, rabougri dans l'ombre imposante de ce mur immense qui le cerne de toutes parts. Un mur tellement haut qu'il semble courtiser les nuages, et qu'il me condamne à vivre presque continuellement dans l'obscurité des pierres imposantes qui assoient sa puissance ombrageuse.
Aucune fleur ne survit ici-bas, aucune abeille ne s'y attarde, aucun oiseau n'ose venir y rire... il y fait trop froid, trop humide, trop noir... seules quelques maigres fougères vivotent ça et là, et des kilos de mousses s'alanguissent partout alentour, maîtresses des lieux.
Pas une porte dans ce mur, pas une ouverture, ni même la moindre fissure qui me permettrait de jeter le souffle d'un regard vers ce qu'il y a derrière.
Je ne peux qu'imaginer.
Depuis toujours, j'imagine, je rêve, je construis dans ma tête les couleurs et les parfums de l'au-delà du mur. Parfois, je capture des yeux un vague reflet de soleil qui se diffracte sur une goutte d'eau affleurant la pierre, je le capture et je ne le lâche plus, j'en exprime toute la poésie, toute la lumière, tout l'espoir, toutes les notes cristallines, je le mange, je le bois, je m'en enduis le coeur ; et puis je me mets à le chevaucher, pour m'envoler, pour jouer à saute-mouton avec ce mur qui me condamne à la peur et à l'enfermement, et enfin caresser du regard ce qu'il y a derrière, et que je sais déjà. Comme un aveugle de naissance, je vois les choses encore plus vraies, encore plus fort qu'avec mes yeux : je les vois avec mon âme.
Je sais que là-bas, il y a des collines bleutées aux mille reflets irisés, qui s'alanguissent sous les soleils orange. Je sais que le ciel est rempli de moutons rigolos, que tous les gens s'aiment et se veulent du bien, je sais qu'il pousse des caresses dans les prés et des baisers au creux des haies, qu'il suffit de se baisser pour cueillir la tendresse par brassées entières. Je sais que le monde sent si bon que parfois, on peut mourir de plaisir rien qu'en respirant un peu trop fort. Je sais qu'il pleut souvent de la joie et des sourires, et que grâce à ça, les arbres sont beaux et vigoureux, et permettent aux enfants de parler avec le ciel, en les accueillant au creux de leurs bras tendus pour leur faire la courte-échelle vers la mer des nuages.
Je sais tout ça. Et je sais aussi qu'il ne tient qu'à moi de trouver comment réussir à passer de l'autre côté, du côté de la lumière.
J'espère qu'un jour, je trouverai enfin comment me faire pousser des vrilles sous les semelles, pour que je puisse grimper, grimper, grimper le long des moellons gris et sales, et m'échapper enfin de cette prison sinistre que je me suis construite moi-même, du temps où j'avais si peur de regarder le ciel...
Mais un jour j'y arriverai, un jour je passerai au-delà, et le mur deviendra miroir, un reflet de moi enfin libérée de cette forteresse stérile. Et j'irai plonger le nez dans les herbes folles, et rouler dans l'aube argentée, et dévorer un monde enfin affranchi des barreaux qui le zèbrent.
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"Hiding behind the wall", de Shelly O. Haas, illustratrice pour enfants